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Affaire Seznec Investigation

Le blog de Liliane Langellier. Premier blog sur l'affaire Seznec. Plus de 1.300 articles.

Extraits du livre de Philippe Tranchart : " Qui a tué Louis Cadiou ?"

« Evidemment, cette affaire Cadiou fut admirablement mise en scène et nous donnons à mise en scène un sens purement théâtral ; comme il convient dans une pièce où, par de savantes progressions coupées à la fin de chaque acte d'un coup de théâtre passionnant et qui étourdit les spectateurs, l'action s'achemine vers le dénouement. Mais quel sera ce dénouement ? Nul ne le sait encore et pour ma part, je n'oserais le prévoir, puisqu'il est dit qu'ici toutes les prévisions doivent être déjouées. »
L’Ouest-Eclair, 19 février 1914

En octobre 1919, un procès d’assises bâclé a mis un point final à une affaire criminelle qui reste obscure.

Dans les premiers jours de 1914, le patron d’une usine du Finistère travaillant pour le ministère de la Guerre disparaît. On a quelques raisons de penser qu’il a pris la fuite : Louis Cadiou faisait alors l’objet d’une enquête pour des malversations commises au détriment des poudreries nationales.

Mais un mois plus tard, on retrouve son cadavre dans des conditions rocambolesques. Le même jour, le directeur technique de l’usine est arrêté. L’affaire Cadiou a commencé, feuilleton échevelé aux rebondissements spectaculaires, peuplé de fous, de mythomanes, d’affairistes véreux et de politiciens corrompus, miné par la guerre des polices, et plombé par le souvenir tout récent de cuirassés qui explosent. Elle tiendra la Bretagne en haleine et quittera rarement la une de tous les journaux de France, avant que la Grande Guerre n’impose son actualité.

Aujourd’hui, cette affaire criminelle est tombée dans un oubli complet. Elle engageait pourtant la sécurité et l’efficacité de la marine de guerre. Rien de moins. Et si nous en savons si peu sur un cas aussi spectaculaire, c’est évidemment que des mains puissantes ont su refermer le couvercle. Hermétiquement…

 

PRINCIPAUX PROTAGONISTES

La victime et l’accusé

• CADIOU, Louis (1864-1913 ou 1914). Directeur de l’usine de la Grande Palud.

• PIERRE, Louis Désiré (1882 - ?) : Directeur technique de l’usine de la Grande Palud.

[NDLR Les époux Pierre-Juzeau demeuraient à Colombes en 1936, lui était mécanicien chez Peugeot à Paris.]

Magistrats et expert

• BIDARD DE LA NOË, Gustave (1861-1916) : Juge d’instruction à Brest, chargé du dossier Cadiou.

• GRIVOLLAT : Expert armurier.

• GUILMARD, René (1860 - 1943) : Procureur de la République à Brest.

• KOHN-ABREST : Directeur du laboratoire toxicologique de Paris. Effectue les expertises chimiques.

• PAUL, Charles (1879-1960) : Médecin légiste. Il pratique la seconde autopsie (17 février 1914).

• ROUSSEAU : Médecin. Il pratique la première autopsie (4 février 1914).

Policiers

• BRISSET : Inspecteur de la 13 ème Brigade mobile.

• LECOZ, Victor : Commissaire de la 13 ème Brigade de police mobile. Chargé de l’enquête criminelle.

• LEMEZ, Léon : Inspecteur de la police spéciale de Brest. Espion du procureur Guilmard.

• MENNESSIER, Georges : Commissaire spécial de la police des Chemins de fer, en poste à Brest.

• PAULIN : Commissaire spécial adjoint, Brest.

• ROUQUIER, Emile : Commissaire divisionnaire. Chef de la 13 ème Brigade mobile (Rennes).

• SÉBILLE, Jules (1857-1942). Contrôleur général des services de recherche judicaire.

Témoins

• BARRAL : Ingénieur général. Adjoint du directeur du Service des Poudres au ministère de la Guerre.

• BIGNARD : Contremaître de l’usine de la Grande Palud. Témoin essentiel contre Pierre.

• BONNEFOY : Fermier. Témoin n°1 contre Pierre, avant de se rétracter.

• BOSSARD, Jacques : Gardien de nuit de l’usine de la Grande Palud. Ses déclarations délirantes conduisent à autant de fausses pistes. Inculpé de complicité d’assassinat et de recel de cadavre. Non lieu.

• CABON : Télégraphiste. A vu Cadiou à Morlaix le 1 er janvier 1914.

• CADIOU, Hortense Marie Louise (1875 - 1965) : Epouse de la victime.

• CADIOU, Jean-Marie (1872-1936) : Frère de la victime.

• CAMILLE, Mme : Somnambule extralucide à Nancy.

• CARAMOUR : Lieutenant des sapeurs-pompiers. A vu Cadiou à Morlaix le 1 er janvier 1914.

• CAROFF : Meunier. Son moulin est attenant à la Grande Palud.

• CLOAREC, Emile (1858-1914). Député de Morlaix (1901-1914). Avoué à Morlaix.

• DUMONS : Directeur de l’usine concurrente de la Grande Palud. Concurrent et ennemi de Cadiou.

• GAUDIN : Général d’artillerie. Directeur du Service des Poudres au ministère de la Guerre.

• GOUDE, Emile (1870-1941). Député de Brest (1910-1936). Militant ouvrier socialiste.

• HENRY ( ?-1914) : secrétaire au ministère de la Guerre, il est l’informateur de Cadiou. Il se « suicide » juste avant d’être entendu par le juge Bidard de la Noë.

• JUZEAU, Julia : Maîtresse de l’accusé, après avoir été sa bonne, et avant de devenir son épouse (1916).

• LEGRAND, Julien (1865-1924). Ancien maire de Landerneau. Prédécesseur de Cadiou à la Grande Palud.

• LEOST, Mme : Logeuse de Cadiou à Landerneau.

• LOUPPE, Albert (1856-1927). Ancien directeur de poudrerie. Maire de Guimarch. Président du Conseil général du Finistère (1912-1927). Député du Finistère (1914-1919). Sénateur du Finistère (1921-1927).

• MAISSIN, Léopold (1854-1937) : Ancien directeur de poudrerie. Maire du Relecq-Kerhuon. Ancien vice-président du Conseil général du Finistère (1904- 1912). En 1911, après l’explosion du cuirassé Liberté, il déclenche le scandale des poudres en accusant de malfaçons son ennemi Louppe. Tous deux sont relevés de leurs fonctions de directeurs de poudreries.

• NICOLAS : Juge au tribunal civil. A vu Cadiou à Morlaix au soir du 31 décembre 1913.

• PAURION : Contremaître à la poudrerie nationale d’Angoulême.

• QUÉMÉNEUR, Mme : Tenancière du débit de boisson voisin de l’usine de la Grande Palud. Témoin à charge, avant de se rétracter.

• TEMMING, Peter : Industriel allemand. Fondateur de l’usine de la Grande Palud.

• ZACONNE, Mme : Tante de Cadiou. Elle décrédibilise les témoins qui affirment avoir rencontré Cadiou à Morlaix dans les premiers jours de 1914. Convaincue de mensonge, elle se rétracte.

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"Quant aux raisons qui l’ont conduit à chercher dans les bois de la Grande Palud, Jean-Marie Cadiou sait, en les énonçant, qu’il va susciter l’étonnement et l’incrédulité. Il n’en affirme pas moins que le renseignement lui a été révélé par une somnambule de Nancy !

— J’avoue que j’étais sceptique, mais j’ai voulu vérifier par acquis de conscience et pour que ma belle-sœur soit certaine que tout avait été fait pour retrouver le corps de mon malheureux frère. Elle m’a communiqué le courrier qu’elle a reçu d’une parente qui est allée consulter cette voyante. Voyez vous-même…

Et Jean-Marie Cadiou tend au juge d’instruction une lettre froissée dont il désigne un passage. Le juge lit en marmonnant puis, l’air perplexe, tend le document au procureur qui s’en empare d’un geste impatient et lit le passage à haute voix :

« Louis Cadiou a été assassiné par un homme grand, châtain, barbu, de trente à trente-cinq ans, qui était aidé d'un autre plus petit, lequel faisait le guet. On lui avait tendu un piège pour le faire tomber : c'est peut-être une corde. Vers quatre heures ou cinq heures, une fois à terre, il a reçu un gros coup au côté droit de la tête, puis un autre dans le dos, mais ce dernier était inutile, le premier l'ayant assommé. Qu'on ne le cherche pas dans l'eau, il n'y est pas, mais dans un talus, près d'un petit bois ou d'un bosquet. L'endroit est recouvert d'un peu de terre, à droite d'un moulin. Le corps sera découvert et l'assassin pris. »

Puis, se tournant vers Cadiou :

— Mais enfin, M. Cadiou, qu’est-ce donc que ces calembredaines ? Vous ne croyez quand même pas à ces contes de voyante extra-lucide ?

— Mais il faut bien que j’y croie, puisque ce sont les révélations de la somnambule qui m’ont amené sur le lieu du crime. Je n’ai guère cherché plus d’une heure tant ces indications étaient précises. Je suis allé où on me disait d’aller : près de l’eau, dans un talus près d’un bois et à droite du moulin… Et j’ai découvert mon pauvre frère recouvert d’un peu de terre, exactement comme il est dit dans ce message… Je vous assure, monsieur le procureur, que je ne croyais pas à l’hypnotisme jusqu’ici, mais m’y voici converti… »

Le juge Bidard de la Noë toussote et lève une main d’un geste peu assuré. Il tient à rappeler que c’est à lui de mener l’interrogatoire, mais le procureur l’intimide et il est gêné d’exprimer ses doutes sur les déclarations d’un homme qui vient de découvrir le cadavre de son frère.

Enfin, il se lance : « Cette prétendue voyante ne servirait-elle pas tout bonnement à protéger l’anonymat d’un chasseur ou d’un paysan qui aurait découvert par hasard le lieu où était enterré votre frère ?

— Je comprends votre incrédulité. Mais le fait est là : j’ai trouvé le corps de mon frère à un endroit tout à fait conforme à la description faite dans cette lettre. J’ajoute que lorsque j’ai déposé ma plainte entre les mains de monsieur le procureur de la République, je lui ai dit que mes soupçons se portaient sur l’ingénieur Pierre. Or le portrait que la somnambule fait de l’assassin pourrait parfaitement être celui de Pierre…

— Cela ne m’avait pas échappé, observe Bidard de la Noë. Mais si, comme je le crois, la somnambule est une invention, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ses prétendues révélations reflètent vos propres soupçons.

Mais Guilmard le laisse à peine finir et, lui posant une main sur le bras : « Laissons cela pour le moment, monsieur le juge. Nous éclaircirons cette histoire de somnambule plus tard. Monsieur Cadiou est secoué : on le serait à moins. » Puis, prenant le juge à part, il ajoute : « Ecoutez, Bidard, vous avez vu comme moi le cadavre de Cadiou. Jusqu’à ce jour, je ne croyais pas plus que vous à l’assassinat, en dépit de l’insistance qu’on mettait à nous en convaincre. Si le légiste nous confirme l’assassinat, nous serons bien forcés d’admettre que son frère avait raison. Somnambule ou pas, nous devrons alors prendre en considération le reste de ses déclarations : il soupçonne Pierre, avec des arguments qui se tiennent ; il est donc clair que c’est une piste que nous devons suivre. La seule dont nous disposons, d’ailleurs… »"

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"L’émoi est à son comble dans les débits de boisson et les lavoirs du pays de Landerneau au cours des journées qui suivent. La découverte du corps du patron de la Grande Palud et l’arrestation de l’ingénieur Pierre fournissent largement matière à jaser. Mais ce n’est rien à côté de ce que tout le monde appelle « le coup de la somnambule ». Si le juge d’instruction et le procureur n’ont guère cru à ces prétendues révélations, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne sont pas les seuls. Il se trouve sans doute des têtes crédules disposées à croire à cette fable, mais l’opinion générale est que les dons extralucides n’ont rien à voir dans cette histoire : Jean-Marie Cadiou a été informé du lieu où chercher le cadavre de son frère par une personne qui craint de se faire connaître. Et le jeu à la mode consiste à se demander « qui a pu faire la somnambule »… Pourtant, Jean-Marie Cadiou maintient ses déclarations, qui seront confirmées par sa belle-sœur Hortense – la veuve de l’industriel – et par la longue chaîne de vieilles bourgeoises confites et bien-pensantes qui conduisent à la présumée visionnaire. Malgré quelques coquetteries initiales, celle-ci ne tarde pas à être identifiée : c’est une certaine Mme Camille, qui exerce ses dons à Nancy. La beauté de la chose, c’est précisément qu’il s’agit d’une somnambule. Ses prétendues visions ne lui venant que quand elle a été endormie, elle peut, sans risque d’être contredite, affirmer qu’à son réveil, elle ne se souvient absolument pas de ce qu’elle a vu ni de ce qu’elle a dit pendant son sommeil. En l’occurrence, elle se souvient uniquement qu’elle se trouvait en larmes à son réveil : « Le crime affreux qu’elle avait entrevu l’avait fortement impressionnée. » Rien n’est donc plus facile que lui faire dire ce qu’on a envie qu’elle ait dit. Surtout que ça fait aussi ses affaires : dès le 6 février, elle réclame la récompense qui était promise à toute personne fournissant un renseignement conduisant à la découverte de Cadiou – prime d’un montant de 2000 francs, alors qu’elle tarife 5 francs une consultation… Sans parler de la notoriété acquise qui lui permet ensuite de publier des annonces comme celle que l’on trouve dans le Matin du 26 février 1914 : « La voyante de Nancy est en ce moment à Paris, 125 rue de Rome. Explique mystère Cadiou. Dévoile tout secret. » : business avant tout !"

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"Parmi les zones d’ombre de l’affaire Cadiou, le « coup de la somnambule » comme on dit dans le pays, tient une place de choix. On ne peut pas dire que le juge d’instruction soit très ardent sur cet aspect du dossier. N’étant pas idiot, il ne croit pas un mot de la fable à laquelle s’accrochent les membres du clan Cadiou. Pour autant, il est incapable de confondre les menteurs. Il s’emploie pourtant maladroitement à tenter de tirer cette histoire au clair. La méthode la plus évidente consisterait à secouer un peu Jean-Marie Cadiou. Il aurait des éléments pour le faire, comme en témoigne cette note que Lecoz adressait le 1 er avril à son patron, le commissaire divisionnaire Rouquier : « M. Jean-Marie Cadiou a dit dans un café à Brest qu’il fit son service militaire à Nancy où il connut la voyante Camille ; il a même laissé entendre qu’elle fut sa maîtresse (il était sous l’influence de la boisson). » Au lieu de ça, Bidard de la Noë convoque le chapelet de vieilles bigotes qui conduit à la fameuse Mme Camille, somnambule de son état dans la ville de Pont-à-Mousson. Mais l’histoire qu’elles lui servent est parfaitement rôdée et verrouillée par l’argument définitif servi par la somnambule elle-même : une fois réveillée, elle ne se souvient pas de ce qu’elle a vu dans ses rêves… Alors le pauvre Bidard de la Noë perd son temps à interroger trop prudemment ces dignes douairières promptes à s’offusquer dès qu’on se risque à un vague sourire semblant douter de révélations issues de l’au-delà."

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"Qu’à cela ne tienne ! Un flic écrit des procès-verbaux, et le président donne lecture de l’un de ceux de Ménessier dans lequel il rend compte d’une information qu’il a obtenue : au cours d’une réunion, Legrand aurait dit qu’il fallait se débarrasser de Cadiou par tous les moyens. Legrand étant finalement excusé, le procureur lit sa déposition faite devant le juge d’instruction. Il s’agit d’un historique de la fondation de l’usine de la Grande Palud, puis des pourparlers de cession avortée intervenus entre Cadiou et le groupe Legrand et Rocher. Par ailleurs, Legrand se défend d’avoir jamais tenu les propos rapportés par le commissaire Ménessier. Ou du moins il affirme qu’il ne s’agit que de la dénaturation du sens d’une conversation. Néanmoins, Legrand reconnaît avoir menacé Cadiou de divulguer la participation allemande à la Grande Palud si Temming ne s’acquittait pas de ses engagements envers lui. S’il ne l’a jamais fait, c’est que le député Cloarec l’en a toujours dissuadé. Cloarec est un autre absent des débats : il est mort d’une maladie de foie le 13 juillet 1914… Le procureur procède donc à une nouvelle lecture d’une déposition écrite, dans laquelle Cloarec décrit les démarches qu’il a entreprises en faveur de Cadiou auprès du ministère de la Guerre. En 1910, notamment, « induit en erreur », il affirma à Sarraut que les actionnaires de la Grande Palud étaient tous français. Mais, ajoute-t-il, quand le sous-secrétaire d’Etat Maginot lui eût dit que des soupçons très graves pesaient sur Cadiou et qu’une enquête était ordonnée, Cloarec lui garantit qu’il « se désintéresserait de M. Cadiou si des irrégularités étaient effectivement relevées contre lui »."

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"Bien entendu, on revient encore une fois sur la question qui a tant occupé le juge Bidard de la Noë en 1914 : Cadiou a-t-il disparu le 30 décembre ? Commence alors l’interminable défilé des ouvriers de l’usine. Quand ils ont fini, on fait les comptes : dix-huit ont vu Cadiou le 30 à la Grande Palud, mais ils ne sont que trois à affirmer avoir vu Cadiou et Pierre ensemble ce jour là…"

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"Un fait marquant de cette deuxième journée d’audience passe totalement inaperçu. On donne lecture de la déposition d’un autre témoin absent – encore un… Il s’agit de Richard Schlessinger, citoyen allemand et représentant de la maison Reiss qui fournissait des matières premières à la Grande Palud. Il précise que les deux principaux ennemis de Cadiou à Landerneau étaient Legrand et Dumons, ancien directeur de l’usine de Traon-Elorn. Mais apparemment, cette information n’intéresse pas plus la cour qu’elle n’avait intéressé le juge Bidard de la Noë…"

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"Enfin, Lecoz évoque deux moments troublants de l’enquête : la lueur aperçue dans les bois dans la nuit du 27 ou 28 janvier, qu’il est permis de rapprocher du passage d’une automobile puissante faisant, au même moment, un aller-retour depuis la direction de Morlaix."

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"Tout cela méritait assurément d’être rappelé devant les jurés. Mais ce n’est pas sur ces étapes de l’enquête policière que le témoignage de Lecoz produit une grande agitation dans la salle d’audience. Ce qui restera le plus marquant viendra sur une question posée par le défenseur de Pierre : « M. le commissaire de police qui vient de déposer avec la plus grande clarté avait, nous a-t-il dit, commencé une enquête à Morlaix. Voudrait-il me dire s'il a pu faire une enquête approfondie, ou, si, à un moment donné, ses recherches n'ont pas été interrompues ? » Naturellement, la question n’est pas innocente, car Me Henri-Robert connaît déjà la réponse : « Je suis entré dans l'affaire le 9 janvier; j'ai travaillé sans entraves jusqu'au 19 février. J'ai alors reçu l'ordre écrit du procureur Guilmard de n'agir que suivant des instructions limitatives, en dépit de la commission rogatoire générale dont j’étais porteur. » Puis, après un instant d’hésitation, portant sa main à la poche intérieure de son veston, il ajoute : « Si M. le président le permet, je vais donner lecture de cette lettre du procureur Guilmard… » Naturellement, le président s’y oppose. Me Henri-Robert s’y attendait, et cela n’avait d’ailleurs pas vraiment d’importance dans sa stratégie : « Nous constatons, et nous en tirerons parti, que jusqu'au 19 février, M. Lecoz a pu mener son enquête librement et qu'à partir de cette date il n'a plus agi qu'en vertu d'instructions précises. Quoique muni d'une commission rogatoire générale, il a dû agir sur notes limitatives émanant soit du procureur de la République de Brest, soit du juge d’instruction. J'attire l'attention de MM. les jurés sur ce point qu'à partir du 19 février Lecoz n'avait plus ni indépendance, ni liberté. »"

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"On n’avance guère… D’autant moins que la cour renonce à entendre la tante de Cadiou, Mme Zaconne, le témoin qui avait longtemps suffi au juge Bidard de la Noë pour écarter les témoins de Morlaix, mais qui avait fini par être contrainte de reconnaître qu’elle s’était trompée (ou avait menti)."

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"Le Dr Rousseau raconte ensuite les diverses phases de l'autopsie. Au cours de son exposé, il en vient à fournir une information qui ne figure pas dans son rapport : ayant examiné les chaussures de Cadiou, quelques jours après l'autopsie, il remarqua sur le cuir des bribes de coton. Il n’y attacha pas, sur le moment, une grande importance. Mais il tient néanmoins à le signaler aujourd’hui. L’avocat général se précipite sur cette donnée nouvelle : « Ce détail a une importance capitale. Il démontre irréfutablement que Cadiou a été assassiné fort peu de temps après avoir marché sur les débris de coton qui jonchaient le sol de son usine. On ne me fera pas admettre que Cadiou ayant fait sa dernière visite à l'usine le 30, ait pu se promener à Morlaix le 31 décembre et le 1 er janvier sans que la poussière de coton attachée à ses chaussures soit tombée ! S'il y avait du coton sur les chaussures de Cadiou mort, c'est que Cadiou a été tué le 30 décembre. »"

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"Une discussion confuse s'engage alors. Diverses hypothèses sont avancées, mais on finit par s’accorder sur l’idée que les bribes de coton remarquées par le Dr Rousseau proviennent de l'emballage des chaussures après l'autopsie : elles auraient été enveloppées, alors que le cuir était imprégné d'eau, dans un papier ou une toile, dont des parcelles auraient adhéré au cuir. Fin de l’incident. Mais il n’est pas certain que la conclusion soit entièrement satisfaisante : le Dr Rousseau n’a peut-être pas trouvé la balle meurtrière au cours de son autopsie, mais il a quand même levé un lièvre de taille lors du procès…"

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"Etrangement, c’est l’inspecteur Brisset qui est appelé en dernier à témoigner, après ses supérieurs hiérarchiques. Il est entretemps devenu commissaire, mais, à l’époque de l’affaire Cadiou, c’est en tant qu’inspecteur de la brigade mobile qu’il a enquêté, sous la direction de Rouquier et Lecoz. Il raconte qu’il a commencé des recherches à Morlaix au sujet d’une automobile qui aurait pu transporter le corps de Cadiou vers la Grande Palud. Le commissaire de police de la ville lui aurait alors conseillé d’être très prudent, le député Cloarec ayant déjà averti Lecoz qu’il lui serait agréable que l’enquête s’éloignât de Morlaix. Lecoz est rappelé à la barre et confirme : après lui avoir demandé le silence sur cette intervention, Cloarec lui a effectivement demandé d’oublier Morlaix et de regarder du côté de Brest, pour y « boucler, le plus tôt possible, le trio Legrand, Rocher et Goude »."

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"Me Henri-Robert attaque d’emblée : « Il a fallu à mes éminents contradicteurs huit heures d'horloge pour vous démontrer la culpabilité de Pierre. Quand on a besoin de tant de temps pour démontrer la culpabilité d'un homme, c'est que l'accusation repose sur une base bien fragile. Je serai moins long, et j'espère qu'une heure suffira pour que ma tâche soit accomplie. » Il ne se contentera pas d’un acquittement au bénéfice du doute : « Ce doute existe. Mais je compte aller plus loin et vous apporter la preuve de l'innocence de Pierre. L'affaire Pierre sera terminée ce soir ; l'affaire Cadiou continuera. » Son argument clé, c’est la mise en liberté de Pierre par ceux-là même qui maintenaient contre lui une accusation d’avoir assassiné son patron : « Vous allez juger Pierre pour la seconde fois. Pierre a été jugé une première fois par le juge d'instruction de Brest et par ce procureur que nous avons vu, emporté par son zèle justicier, intervenant à tout moment au cours de l'enquête. Il a été jugé, car en mai 1914, alors que l'instruction était terminée, alors que les experts KohnAbrest et Grivollat avaient fait connaître leurs conclusions, alors que toutes ces charges qui devaient accabler Pierre étaient réunies, les magistrats de Brest ont mis Pierre en liberté provisoire. Avez-vous jamais vu, dans une affaire criminelle où un homme est accusé d'un crime abominable, des magistrats le libérer, à moins qu'ils ne soient poussés à cette mesure par un doute, à moins qu'ils ne soient bien persuadés que rien ne les autorise à prolonger une détention sans cause ? » Il appuie là où ça fait mal : « Après avoir mis Pierre en liberté provisoire, les magistrats de Brest, assaillis par les doutes, ne l'ont inculpé que de meurtre. Ils n'ont pas osé l'accuser d'assassinat. Ainsi, messieurs les jurés, les magistrats préjugent de votre verdict. Ils ont libéré Pierre. » La police aussi, ajoute l’avocat, est d’avis qu’on ne peut condamner Pierre : « Depuis 32 ans que je plaide, je n'ai jamais vu un commissaire de police divisionnaire venir déclarer spontanément à la barre : « J'ai fait une enquête. Je croyais à la culpabilité de l'accusé. Maintenant, sous la foi du serment, je n'y crois plus. »"

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"La délibération du jury est brève : il s’écoule vingt minutes entre le moment où le jury se retire dans la salle des délibérations et celui où il rejoint son banc. Le 30 octobre 1919, à quinze heures quinze, le président du jury se lève : « Pierre Louis-Désiré est-il coupable d'avoir, à Landerneau, volontairement donné la mort à M. Cadiou ? NON, déclare le jury. Le verdict est donc négatif. Il a été rendu par 11 voix contre 1. »"

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"Pas d’omelette sans casser des œufs

Et Pierre, alors ? Que devient-il donc ? Louis Pierre a 37 ans quand il sort libre de son procès. Pendant la guerre, il a servi dans les services automobiles de l’artillerie, et n’a guère quitté Paris. Il s’est marié en 1916 avec Julia Juzeau, qui était sa bonne à la Grande Palud. Leur premier fils est né en 1917, et Julia attendait un second enfant lors du procès de son mari. La famille habitait alors Lyon. Rien de bien marquant jusqu’ici, se dira-t-on… Mais Pierre reviendra dans l’actualité en 1924. Bien involontairement, certes, mais il est permis de se demander s’il n’en serait pas un peu responsable tout de même : au cas, par exemple, où il aurait conservé quelques documents un peu trop sensibles. Le 4 novembre 1924, le jour même du verdict Seznec, un paysan de Caugé (Eure) découvre le cadavre de son beau-père, un solide veuf de soixante-treize ans vivant seul dans une petite maison. L’homme, qui passait dans le pays pour très aisé, a été assassiné avec une grande sauvagerie. Après avoir été assommé, il a été ligoté les mains derrière le dos et étouffé par enfoncement d’une serviette et d’un mouchoir dans la gorge, un torchon étroitement serré autour de la tête lui ôtant définitivement toute chance de se dégager. La maison a été fouillée de fond en comble, les tiroirs et les armoires vidés de leur contenu et les matelas lacérés. Par ailleurs, un solide coffre-fort a été éventré. On apprendra que des valeurs diverses et une certaine quantité de monnaie ont disparu. En revanche, les malfaiteurs ont abandonné pour 20 000 francs de valeurs au porteur, difficiles à négocier. On sait qu’ils étaient plusieurs. D’abord parce que le vieillard était particulièrement robuste. Ensuite parce qu’on a trouvé de nombreuses traces de chaussures différentes. Leur forfait accompli, les meurtriers se sont tranquillement installés dans la cuisine pour se préparer une copieuse omelette, en éparpillant les coquilles d’œuf sous la table. Ils ont également bu du vin trouvé sur place. Trois verres ont été utilisés, mais l’un d’eux ne porte aucune empreinte : son utilisateur a vraisemblablement gardé des gants pendant toute l’opération. Une fois leur repas terminé, ils ont quitté la maison, en refermant soigneusement à clé derrière eux. Les magistrats et la police mobile de Rouen n’ont, semble-t-il, relevé aucun indice permettant d’identifier les coupables. Deux jours plus tard, cet assassinat avait quitté les colonnes de la presse. La victime se nommait Ernest Pierre : c’était le père de l’ingénieur Pierre… Que cherchaient donc les assaillants ? L’ont-ils trouvé ? Les coquilles d’œufs jetées sur le sol étaient-elles un message ou une signature ?… Avec sa manie des petites phrases où semble résonner une menace voilée, Pierre aurait-il réussi à inquiéter des gens avec lesquels il vaut mieux ne pas trop plaisanter ?"

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"La première piste qui aurait mérité davantage d’attention est celle des affairistes locaux concurrents de Cadiou. Elle implique deux groupes distincts que l’on peut d’ailleurs présumer ennemis entre eux, et clairement désignés par la déposition de Schlessinger : « Les deux principaux ennemis de Cadiou sont Dumons, ancien directeur de la filature de Traon-Elorn et Legrand. » Legrand, c’est un peu la continuation de l’hypothèse Pierre, car il semble établi que ces deux hommes étaient amis. Leur intérêt commun était que Legrand puisse reprendre la Grande Palud. C’est en ce sens que la thèse de la conjuration proposée par le clan Cadiou tient la route. Dans ce scénario, Legrand veut la Grande Palud et cherche à déstabiliser Cadiou pour qu’il se retire. Si la machination fonctionne, Legrand récupère l’usine, et Pierre en reste le directeur technique. Mais voilà, ce plan ne fonctionne pas : Cadiou, un temps démoralisé, se reprend. Il envisage même de développer l’activité de la Grande Palud en rachetant le moulin Caroff. C’est une mauvaise nouvelle pour Legrand, mais il lui reste la possibilité de créer pour de bon l’usine de Daoulas. En revanche, c’est la fin des espoirs de Pierre : il doit quitter la Grande Palud et ne peut pas entrer dans l’usine de Daoulas. Pour autant, on ne voit pas bien ce qu’il aurait à gagner à la disparition de Cadiou : certes, la société peut être dissoute, ce qui mettrait fin à toutes les clauses du contrat de Pierre, mais elle peut tout aussi bien ne pas l’être et dans ce cas, le contrat reste valable. La piste Dumons relie l’affaire Cadiou aux rivalités haineuses industrielles et politiques qui font rage dans le Finistère depuis des années. Elle est liée à celle des poudres par l’intermédiaire des élus qui soutenaient la Grande Palud (Maissin, Cloarec) et de ceux qui soutenaient l’entreprise concurrente (Louppe, Soubigou, Goude). La piste Dumons est également reliée à la piste suivante : la piste crapuleuse.

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