Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Affaire Seznec Investigation

Le blog de Liliane Langellier. Premier blog sur l'affaire Seznec. Plus de 1.300 articles.

Affaire Seznec. Je suis partout, 6 septembre 1941.... Sous la plume d’Alain Laubreaux…

Anticommuniste, profasciste, antisémite et positivement favorable à Hitler, Je suis partout est le journal d’extrême-droite le plus violent jamais publié en France. Si violent que son directeur Arthème Fayard, fondateur des éditions Fayard, décide dès mai 1936 de cesser sa parution. À sa mort en novembre 1936, le journal est toutefois relancé par son fils et Pierre Gaxotte, futur membre de l’Académie Française.

 

Je suis partout, 6 septembre 1941

Lire la suite ici…

« La Sûreté Générale nous appartenait. Barbarot la considérait comme un commissariat supérieur, dont la liaison avec le journal était assurée par les enquêteurs. Ils s'y rendaient vers cinq heures du soir, à tour de rôle, car, dans ce service militairement organisé, il y avait, ainsi qu'au régiment les sous-officiers, des enquêteurs de semaine. Le plus souvent, hâtons-nous de le dire, ces visites quotidiennes se bornaient à un appel téléphonique lancé du premier café. Sortis du rang des commissariats, les enquêteurs se gardaient d'en répudier les traditions.

Je ne sais trop comment le profane, nourri de romans policiers et des images vulgarisées par le cinéma, d'un Scotland Yard à la française, se représentait les bureaux de la Sûreté. Pour moi, je n'oublierai jamais ma surprise en franchissant pour la première fois, le vieux porche de la rue des Saussaies. Du diable si j'imaginais ainsi ce repaire de détectives ! La préfecture avec sa grande cour brûlée de soleil, les gardiens en uniforme rencontrés à chaque pas, ses couloirs immenses et sonores, pareils à ceux d'une caserne, répand une odeur véritablement policière. En face, adossée au vieux Palais, la Police Judiciaire, communément appelée "Quai des Orfèvres", dégage un fumet crapuleux, laissé là par des générations de voyous en savates et de filles en cheveux et par les aller-et-retour du panier à salade dont c'est l'escale préférée. Rien de semblable à la Sûreté. En des centaines de pièces, où se nichaient des milliers de dossiers, de fiches et de sommiers, et qui exhalaient ce remugle qui n'appartient qu'à nos administrations. Les commissaires penchés sur des tables de bois ciré, sans style, et leurs inspecteurs, logés dans de petites salles poussiéreuses et noires, avaient l'air de chefs de bureau et de commis expéditionnaire. Ni plus ni moins que chez le voisin, qui était le ministère de l'Intérieur avec lequel la Sûreté communiquait par l'étroit labyrinthe d'un corridor zigzaguant, la déesse Paperasse régnait en ces lieux. On s'attendait à Conan Doyle, on trouvait Courteline. Que de fois je me suis égaré dans le dédale de ces appartements, désespérant d'obtenir le renseignement que je cherchais, pareil au conservateur du Musée de Vanne-en-Bresse. Lancé, à travers les méandres du Ministère des Dons et Legs, à la poursuite d'une paire de jumelles marines et de deux chandeliers Louis XIII, ouvrant des portes sur des bureaux aussi vides qu'un verre de lampe, ou si, par hasard, j'y rencontrais un fantôme à manches de lustrine, je l'arrachais des régions de l'incertain où vagabondait son esprit pour en tirer l'assurance d'avoir fait fausse route, confondu un service avec un autre et même deux étages entre eux. Alors, je repartais à l'aventure à travers des couloirs enchevêtres et morts, semblables aux avenues d'un sépulcre. Il a fallu l'affaire Seznec pour que les hôtes de cette étrange maison me paraissent animés d'une vie qui cessât d'être secrète et cloîtrée.

Cette fin de juin était accablante. La salle des Informations, déserte aux premières heures de l'après-midi, appartenait à l'enquêteur de semaine qui las de promener son désœuvrement de table en table et de la fenêtre à l'escalier, s'était enroulé sur une chaise, dont le dossier, appuyé au mur, formait avec la verticale de celui-ci et l'horizontale du plancher, un triangle rectangle où son corps allongé figurait l'hypothénuse. Il était en bras de chemise, une jambe posée au coin d'une table peu à peu envahi, malgré l'inconfort de cette rocking-chair de fortune, par l'aimable torpeur de la sieste, quand tout à coup la voix de Barbarot le tira en sursaut de son demi sommeil. Il ne fit qu’un bond.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? dit le Chef des Informations devant la mine débraillée et les cheveux hirsutes de son rédacteur. Et, aussitôt, il eut un de ces mots ou, vingt fois par jour, il se peignait :
- Vite, lança-t-il, en tenue !
Tandis que le jeune homme endossait hâtivement son veston :
- Filez à la Sûreté, ajouta Barbarot, le commissaire Vidal interroge Seznec.
- Seznec ?
Sa question où se mêlait, à l'ahurissement du somme à peine interrompu, l'accent d'une sincere ignorance, jeta le chef hors de lui :
- Oui, monsieur ! fit-il dans une espèce de rugissement. Vous ne savez pas qui est Seznec, je parie ! Vous ne lisez donc pas les journaux ?
Il est vrai qu'il ne les lisait pas. Tous les journalistes en sont là. Chacun d'eux, c'est un fait reconnu, œuvre chaque matin son journal pour y chercher et lire un seul article : le sien. S'il s'agit d'informations du jour, il lira également ce que les autres journaux publient sur le même sujet pour confronter leur documentation et la sienne, et pour comparer à son avantage le talent des rédacteurs. Dans la circonstance, il était contraire aux usages qu'un chien écrasé eût montré la plus petite curiosité pour une affaire dont les comptes rendus ne provenaient point de sa plume et qui de plus, n'avaient pas été ciselés dans le service auquel il appartenait. Mais il crut bon de rattraper sa maladresse par un mensonge :

- Seznec ? Parbleu ! Seznec ! Je pense bien !... Où avais-je la tête ?
Il fit bien, car pour les mêmes raisons compliquées des difficultés qui tenaient à la configuration de son esprit. Barbarot était, à cette minute, aussi ignorant que lui-même des mésaventures de Quémeneur et de son compagnon. Il venait simplement d'être avisé, par un coup de téléphone du secrétariat de la rédaction que Barby ralliait la rue de Richelieu et laissait aux chiens écrasés le soin de poursuivre une tâche privée tout à coup des fructueux agréments de la note de frais. Évidemment, il ne prévoyait pas la suite de l'histoire. Il ne se doutait pas que le passage de Seznec à la Sûreté ne serait qu'une brève étape et que bientôt l'enquête rebondirait, emportant policiers et reporters sur les routes de France, à Dreux, au Havre, à Morlaix. Barbarot, du moins, profiterait de cette défaillance de Barby pour affirmer sa puissance et pour étendre à la province la zone d'action de ses enquêteurs. Son Seznec à la gueule, tel un molosse qui referme en grognant ses crocs sur un gigot, il refuserait de se laisser déposséder. Au-dessus d'articles noircis par les humbles plumes de ses chiens écrasés, on verrait paraître la formule magique : "De notre envoyé spécial". Barbarot, ce jour-là connaîtrait l'ivresse du patron marinier dont la péniche à moteur, quittant le lit du fleuve, se risque à quelques brasses de la côte. Je n'aurai jamais assez d'actions de grâce envers le ciel qui m'a fait le premier instrument de cette gloire.

Des mois et des mois d'assiduité apparente aux tournées de commissariat et mon livret de reporter relativement peu chargé en punitions m'avaient donné accès, depuis quelques semaines, à la petite brigade des enquêteurs. C'est à moi que s'adressait l'ordre de filer sans retard à la Sûreté. J'y ai vu, ce jour-là, pour la première fois, le commissaire Vidal. Au moment où je pénétrais dans son cabinet, une discussion animée le mettait aux prises avec ses inspecteurs. Aussitôt, ils se turent. Je prononçais simplement le nom du journal, comme l'usage le voulait.

- Fort bien, dit Vidal. Entrez !
La cordialité l'illuminait.
- Bon, me dis-je, l'homme est d'un abord facile.
Les reins collés au dossier de sa chaise qui se renversait sous la poussée des omoplates, la veste ouverte, une barbe de faune promenée en éventail sur le plastron de sa chemise, avant gardé sur sa tête, légèrement rejeté en arrière, le feutre noir à bords larges et plats qui complétait son aspect de ténor toulousain, il me considérait d'un regard plein de malice. La bonne impression s'accentuait. L'homme paraissait ouvert et loquace. En réalité, il se donnait à soi-même une comédie dont profitait la galerie. Dès les premiers mots, je sus à quoi m'en tenir sur la bonhomie de ce policier à figure de chasseur méridional :
- Il paraît, Monsieur le Commissaire, que vous avez interrogé Seznec...
Il se caressa la barbe.
- Si vous savez déjà ça, me dit-il, vous en savez autant que moi.
- Oui, je sais cela, repris-je, mais j'ignore les questions que vous lui avez posées et ce qu'il a répondu.
Il se mit à rire :
- Mes questions... Hé, parbleu ! Mes questions ?... Elles sont dans vos journaux depuis huit jours. C'est même grâce à vous que j'ai pu le les lui poser... Quant à ses réponses... Eh bien ! mon cher, Sezeunec il prononçait ainsi est Breton... Il ne répond pas... Ce qui fait que j'ai parlé tout le temps et qu'il ne m'a rien dit du tout !

- Vous ne me ferez pas croire, Monsieur le Commissaire, qu'il est resté absolument muet pendant tout son interrogatoire...
- Muet, je vous dis ! Muet comme cette table !
En même temps, il en heurtait le bois avec jovialité. Puis, tourné vers les inspecteurs qui suivaient ce dialogue avec une jouissance supérieure :
- Demandez plutôt à ces messieurs.
Un quart d'heure ou plus dura cet entretien, dix fois recommencé et toujours ramené à cette affirmation de Vidal que le son de la voix de Seznec lui était inconnu autant que celle de l'archange Gabriel.
- S'il se tait à ce point, dis-je alors, c'est qu'il a quelque chose à cacher.
- Est-ce qu'on sait ! fit Vidal. Moi, je crois simplement qu'il a mauvais caractère.
Le brave Vidal est mort aujourd'hui, mais je l'ai revu maintes fois depuis cette lointaine époque. Ce n'était plus pour épier ses paroles et les coucher sur le papier. Nous parlions à cœur ouvert. Quand je lui rappelais cette première entrevue, il me répondait en riant :
- Vous faisiez votre métier, je faisais le mien !
Pour l'instant, je vouais au diable ses grosses facéties et je l'aurais volontiers étranglé. A la fin, en désespoir de cause, je lui dis :
- Au moins, puis-je voir Seznec, lui parler ? J'aurais peut-être plus de chance que vous... Il me répondrait peut-être...

Son visage exprima le plus touchant des regrets :
- Hé ! Je ne demande pas mieux... Mais je ne sais pas où il est, moi, Sezeunec... Ce n'est pas un inculpé... C'est un témoin... Si vous le trouvez, questionnez-le, c'est votre droit...
Il répéta :
- Moi, Sezeunec je ne sais pas où il est... Mais là, vraiment, pas du tout !
Il le savait si peu qu'une heure plus tard il le mettait dans une auto entre deux inspecteurs et l'emmenait à toute allure sur la route nationale, dans la direction de Dreux. A minuit, leur petite troupe n'était pas revenue. A deux heures du matin, Barbarot surgissait à la Sûreté où j'étais demeuré en faction. Il me mit deux billets de cent francs dans la main.
- Vous partez tout à l'heure pour Dreux, me dit-il. Il y a un train à cinq heures.
Il était très ému.
- C'est une grave responsabilité que j'ai prise devant la direction de vous envoyer là-bas, me dit-il encore. Mais j'ai confiance en vous.
Nul doute, s'il avait possédé d'élémentaires notions d'histoire, qu'il eût ajouté : « Vous portez César et sa fortune ! » J'ai su qu'il y avait eu, au cours de la soirée, une discussion fort agitée dans le bureau du rédacteur en chef où la simple perspective d'envoyer un chien écrasé au-delà du département de Seine-et-Oise constituait en elle-même un scandale. De mémoire de vieille bête de rédaction, pour qui tenaient lieu de principe et de loi les usages qui l'avaient accompagnée de sa jeunesse d'idiot à sa décrépitude fielleuse, on n'avait vu ces microzoaires prendre d'autres trains qu'un train de ceinture ou de petite banlieue. Mais il était tard. Barby n'avait pas encore débarqué de Brest. On n'avait personne sous la main et les journaux concurrents avaient déjà leurs enquêteurs sur les lieux. On se résigna. Aussitôt, sautant dans un taxi, Barbarot s'était fait conduire à la Sûreté. Il tenait à annoncer en personne à son rédacteur la promotion foudroyante dont ils étaient l'objet, car en même temps que l'un était investi du titre d'envoyé spécial, l'autre s'imaginait recevoir dans l'aventure, lui qui ramenait tout à la hiérarchie militaire, un avancement qui, de quelque chose comme général de brigade, le faisait général de division.

Je ne conterai pas par le menu les longs chapitres d'une instruction criminelle qui devait entraîner la condamnation aux travaux forcés à perpétuité de Guillaume Seznec. J'ai pourtant vu se dérouler, s'agencer, se découper sous mes yeux les épisodes d'un extraordinaire roman. J'en ai vécu, en marge, les scènes dramatiques auxquelles se mêlait souvent une amère bouffonnerie. Mais nous avons, depuis ces années lointaines, vu tant de choses, traversé tant de drames, nous sommes aujourd'hui au cœur d'une telle tragédie, que le récit minutieux de ce crime oublié, dans la fièvre qu'il suscitait avec nos courses haletantes de ville en ville, ses rebondissements, paraîtrait maintenant dérisoire. Nos coeurs sont exercés à des émotions plus terribles, et je veux seulement tirer de ces souvenirs les tableaux de mœurs et les portraits de gens qui ont droit à une place dans ma galerie. Ils ont gardé tout leur relief dans ma mémoire. Mes impressions étaient alors dans toute leur fraîcheur et leur nouveauté. Ce qui devait devenir, dans la suite des jours, le pain et le sel de mon existence, je le voyais alors pour la première fois et mes yeux s'ouvraient dans ces spectacles avec un étonnement candide. Pendant deux mois, l'envoyé spécial de Barbarot a suivi le commissaire Vidal et ses inspecteurs au long de leur difficile enquête. Voyages à Brest, à Morlaix, au Havre, d'où chaque fois surgissait un bout de vérité péniblement acquise. Dans une ville que les passions divisaient, il a campé sur la berge du Poan Ben où tombaient en cadence les battoirs des robustes ménagères bretonnes, en face de la petite maison de justice dans laquelle un magistrat timoré rouvrait chaque matin un dossier où s'amoncelaient des preuves à quoi l'accusé, sombre, têtu, n'opposait qu'un désaveu désespéré. Un à un, il a regardé, interrogé les auteurs du drame : la courageuse épouse qui défendait son mari, comme une bête noble son mâle que les chasseurs ont blessé, la vieille servante, jalouse des secrets d'une famille, les parents du mort, âpres à la vengeance, tandis que des profondeurs de la cité religieuse montait la voix grondante du clergé qui refusait le nom d'assassin à l'homme qui devait donner sa fille au Carmel et ses deux garçons au séminaire. Farce et tragédie se côtoyaient à Morlaix, sous les arbres du Mail où le beau-frère de Seznec, gros bonhomme au crâne ras, vêtu d'une antique jaquette, journaliste local et correspondant du Temps, vendait aux reporters parisiens la photographie, dont il avait tiré à cette occasion de multiples exemplaires de sa sœur et de son époux en costumes de mariés bretons. C'est là que j'ai connu un homme qui, douze ans plus tard, allait conquérir en France une extravagante célébrité : l'inspecteur Bonny.
Il avait alors de vingt-huit à trente ans. Il était mince, presque maigre et noir de peau. Bordelais, il gardait une pointe d'accent qui, avec l'accent provençal de Nîmes jurait terriblement au voisinage des Bretons bretonnant auxquels, chaque jour ils avaient affaire. Dans les estaminets de village où l'on courait dénicher, au cœur de l'été brûlant, l'aigre cidre breton et la bière en canettes, quand leurs voix méridionales chantaient parmi les hommes de l'Ouest silencieusement attablés, on pensait à ces maîtres mocots, égarés dans l'entrepont d'un navire, au milieu d'un équipage de purs gars de Cornouailles où ils font comme une tache de soleil et de gaieté.

- Nous autres, en Provence, disait Vidal, nous n'aimons pas beaucoup les Bordelais. Ils sont trop menteurs.
- Je vois ce que c'est, répliquait Bonny, vous trouvez que c'est de la concurrence déloyale.
Et de rire. Avec l'inspecteur Royère, solide grison aux traits vigoureusement marqués, Vidal et Bonny formaient un trio d'inséparables. Suivis à la piste par les reporters, ils allaient à leurs interrogatoires, vérifications et perquisitions, mais entre deux opérations de police on s'arrêtait à la terrasse d'un café, on bavardait. Les facéties de Bonny, qui étaient intarissables, réjouissaient follement Vidal, surtout quand elles s'exerçaient sur son collègue de la brigade de Rennes, un invraisemblable bonhomme, nommé Cunat, coiffé d'un melon sous lequel il avait l'air d'une citrouille dans sa cloche, et chaussé de ribouis énormes. C'était vraiment l'argousin en bourgeois pour un vaudeville de 1910. Le soir, tout le monde se retrouvait, journalistes et policiers, autour de la table d'hôte de l'hôtel Bozellec, à Morlaix, où l'on parlait de tout sauf de l'affaire Seznec. Le commissaire Laboueyrie, de la Sûreté de Rennes, vieil homme charmant du type de l'érudit de province, fredonnait quelque chanson grivoise du XVIIIe siècle, dont il possédait au complet le répertoire galant. La chère était bonne, les vins coulaient généreusement. Vidal, la bouche ouverte dans une expression de joyeux attendrissement, l'œil brillant, se renversait sur sa chaise et disait :
- Maintenant Bonny va nous chanter La Traviata.
C'était la parodie d'une rengaine italienne : Funiculi- Funicula. Bonny se levait, toussotait, prenait la pose du ténor à l'instant d'entamer son grand air, puis il commençait :
Et comme elle avait la gueul' de traviole
C'est en biseau
Qu'il la bisa !

Il accompagnait ces paroles imbéciles d'une mimique si drôle que Vidal riait aux larmes en couchant sur son verre le goulot d'une bouteille. La chaleur du repas, la fumée des cigares composaient à ces réunions une atmosphère d'amitié franche et confiante. Mais que de fois, au cours de ces parties cordiales et libres, je me suis mis à penser tout à coup au métier de ces hommes, et j'en discernais, sous le masque humain, dans un regard rapide, une oreille brusquement tendue, le caractère farouche, suspectant, inquisiteur, jamais en repos. Le plus jeune, le plus gai d'entre eux, ce Pierre Bonny qui nous entretenait, avec des soupirs de tendresse, de sa femme, se sa vieille mère, de son enfant qui venait de naître, j'allais le revoir un jour, au comble de la fortune, pressé, arrogant, dans la confidence d'un ministre qui lui décernait solennellement, devant la nation ébahie, le titre de premier policier de France, puis à quelques semaines de là , accablé, piétiné, voué à l'exécration de la foule, emprisonné et déshonoré par ceux qui l'exaltaient la veille. Quelle aventure shakespearienne !
- Regarde-les, me disait mon camarade Royer, nous mangeons, nous buvons ensemble. Nous échangeons des impressions, des opinions, de la sympathie. Mais sur un ordre de leur chef, ils nous arrêteraient, toi ou moi, sans l'ombre d'une hésitation, et tout ce que nous leur confions sans arrière-pensée s'en irait grossir leurs rapports si cela devait, et nous précipitant un peu plus bas, servir leur carrière.

.......................................

Carrefour, 25 mai 1949

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article