Le blog de Liliane Langellier. Premier blog sur l'affaire Seznec. Plus de 1.400 articles.
22 Juin 2020
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Ils partent de Rennes. A Erney, Quémeneur prend le volant. Le soir, ils arrivent à Dreux, où ils sont arrêtés par une panne. Ils ont recours à un garagiste de cette ville, M. Hodey, 33, rue d'Orfeuille. A huit heures, ils reprennent la route. Mais le moteur tirait, l'auto avançait mal.
- Nous n'arriverons jamais à Paris, aurait dit alors Quémeneur à son compagnon. Tu sais que je dois y être demain matin sans faute. Ramène-moi à Dreux, je prendrai le train.
Les choses se passent ainsi. A la gare de Dreux, au moment de s'embarquer, Quémeneur dit à Seznec :
- Reprends la route de Paris, où tu m'attendras, porte de Versailles. Si ta voiture ne peut pas accomplir ce trajet, elle est invendable. Alors il est inutile de t'obstiner. Tu n'as qu'à retourner à Morlaix.
Seznec se remet seul en route. Mais, à quinze kilomètres de Dreux, aux environs du village de Millemont, un de ses pneus éclate. La nuit est noire. Il se couche dans sa voiture et attend le jour. Au matin, il remise sa voiture dans la cour d'un hôtel. A l'aide de pastilles gommées, il complète sa réparation et retourne à Dreux où le garagiste Hodey, pour la deuxième fois, remet son auto en état de rouler. Il repart, décidé à rentrer à Morlaix, où il arrive le 27, après avoir passé la nuit dans une auberge de Pré-en-Pail.
Ce qu'est devenu Quémeneur, à compter de là, il ne s'en soucie plus. Quémeneur est à Paris où il traite de merveilleuses affaires avec les Russes et les Américains. Lorsque, après une semaine, Mlle Quémeneur l'interroge, il lui répond :
- Ne vous inquiétez pas. Quémeneur est à Paris où il fait de riches affaires.
D'ailleurs, Quémeneur vit. Qui en douterait ? Le 2 juin, il s'est présenté au bureau de poste du boulevard Malesherbes pour y toucher le chèque de son beau-frère Pouliguen. Seule, une formalité administrative imprévue l'a empêché de recevoir les soixante-mille francs expédiés de Pont-L'Abbé. Qu'importe ! Quémeneur ne doit pas manquer d'argent - n'a-t-il pas les quatre mille dollars de Seznec ? - car il n'insiste pas et néglige d'informer Pouliguen du contre-temps.
Pourtant, tout à coup, il donne de ses nouvelles. Le 13 juin, il expédie du Havre un télégramme à sa sœur : "Ne rentrerai à Landerneau que dans quelques jours. Tout a pour le mieux. Quémeneur."
Mais voilà que, une semaine plus tard, on découvre dans une salle d'attente de la gare du Havre une valise de cuir jaune, garnie de ferrures de cuivre : elle porte la trace de nombreuses éraflures, des taches de boue et d'autres plus sombres, qu'on croit être du sang et que, en effet, peu après, le laboratoire de l'Identité judiciaire déterminera comme telles. Elle paraît avoir été trempée dans l'eau de mer car, en plusieurs endroits, le cuir est brûlé. On ouvre la valise suspecte : c'est la valise de Quémeneur. Elle contient du linge, un porte-feuille sans argent, les papiers d'identité du disparu, un carnet de dépenses où l'on relève, entre autres notes, ces deux lignes sans indication de dates : Paris, frais divers, 127 francs. - Paris Havre, 31,75, et enfin l'acte de vente sous seing privé qui faisait de Seznec le propriétaire de Traou-nez.
Voici donc le problème posé : Quémeneur quitte Seznec le 25 mai au soir. Le 2 juin, il est à Paris ; le 13 juin au Havre, d'où il télégraphie à sa soeur. Mais, durant cette période, aucun témoin digne de foi ne l'a rencontré, et nulle part on ne retrouve trace de son passage. Retenez ces dates : 2 juin, 13 juin, 20 juin. C'est à elles que Vidal s'attaquera pour en faire jaillir les lueurs qui dissiperont le mystère et signeront la condamnation de Seznec.
Ce jour-là, la petite ville de Houdan était en rumeur. Les policiers ont établi leur quartier général à l'hôtel du Plat d'Etain. Vidal est là, toute barbe dehors, le col défait, sa canne posée près de lui sur la table. Débarqués à Dreux au petit matin, les journalistes ont réquisitionné les autos disponibles - je vous parle d'il y a dix ans, à une époque où l'industrie de la location d'automobiles n'était pas aussi florissante qu'aujourd'hui - et sont accourus par la route. Ils viennent d'apprendre que le centre des opérations s'est transporté à Houdan. Depuis la veille, Seznec a perdu un point capital. A Dreux où il prétend avoir quitté son compagnon, on ne trouve leur trace ni à la gare ni dans aucun restaurant où cependant Seznec affirme qu'ils ont dîné. Bien mieux, prié par Vidal de lui indiquer le chemin de la gare, Seznec s'en révèle incapable. Sans insister autrement, le commissaire s'est dirigé à Houdan. Surprise : Seznec et Quémeneur ont dîné ici. Il était neuf heures du soir. Les hôteliers qui les ont servis s'en souviennent parfaitement et, mis en présence de Seznec, ils le reconnaissent sans hésiter.
- Ce n'est rien, dit Seznec; J'ai confondu Dreux et Houdan. Cela peut arriver sur un parcours si long. C'est à Houdan que nous avons dîné et que Quémeneur a pris le train pour Paris.
Malheureusement, il n'y a pas de train pour Paris qui s'arrête ici passé neuf heures du soir. On conduit Seznec sur le terre-plein de la gare.
- Voilà, dit-il, je suis arrivé sur la barrière. Elle était ouverte. Quémeneur est descendu. Moi, j'ai tourné et j'ai repris la route de Paris.
Un employé du chemin de fer, Maurice Garnier, contredit aussitôt celui qui n'est encore qu'un témoin. Sa déclaration est formelle :
- Il n'est venu ici qu'une auto le 25 au soir. La barrière était fermée. Un voyageur est bien descendu de voiture, mais il est aussitôt remonté. L'un d'eux - je ne peux affirmer que ce soit celui-ci, ajoute-t-il en désignant Seznec, mais il avait la même tournure, - m'a demandé quelle était la route de Paris. Je la leur montre. Mais voilà qu'ils filent tout droit et se dirigent sur la route de Berchères. Je fais même cette réflexion : Si c'est par là qu'ils vont à Paris, ils ne sont pas encore arrivés !
Seznec proteste faiblement :
- Non, non, ce n'est pas nous, c'est une autre auto.
Cette procédure en plein air, j'y ai assisté. J'ai entendu Garnier. Il était alors sans réticence. J'ai vu Seznec, au milieu des policiers, subissant sur la route, en lisière de la forêt, l'interrogatoire pressant de Vidal, examinant d'un oeil oblique son entourage et s'efforçant de conserver une immobilité parfaite à son visage rongé, tourmenté, qu'une ancienne brûlure a marqué d'un labour indélébile, comme si le vitriol l'eût ravagé. J'ai surpris sa voix froide qui riposte aux questions dont on le presse :
- Je ne comprends pas. Je n'ai rien fait. Je n'ai rien à dire. Si j'ai tué Quémeneur, prouvez-le. Retrouvez son cadavre.
De même j'ai entendu une dame Conogan, qui a vu arriver Seznec le 26 au matin, à l'hôtel Nourrisson, non pas à Millemont comme il l'a d'abord prétendu, mais à La-Queue-les-Yvelines, donner ces précisions :
- Il était fatigué, abattu, la figure défaite. C'est moi qui lui ai ouvert la porte du garage. Il me fit mauvais effet, et, quand il me demanda du café très fort pour se remettre de sa fatigue, je dis à ma fille Hélène qu'il avait une vraie figure d'assassin.
A l'hôtel Nourrisson, Seznec s'est étendu dans sa voiture pour dormir une heure ou deux, puis il est reparti pour Dreux. Tout cela ne peut même pas être discuté. Vidal le résume d'une phrase :
- Vous avez quitté Houdan avec Quémeneur, nous le savons désormais. Le lendemain, vous êtes arrivé seul à la Queue-les-Yvelines. Qu'avez-vous fait de votre compagnon ?
On ne devait jamais le savoir.
Du moins, on allait apprendre bientôt que, le 2 juin, une semaine après la disparition de Quémeneur, Seznec était revenu à Paris. Une dame Prigent, épicière à Morlaix, le rencontra dans le train du retour. Après l'avoir nié, Seznec avoua ce voyage.
Et le 13 juin ? Ce jour-là, des témoignages établissent qu'il n'était pas à Morlaix. "J'étais à Brest pour affaires" dit-il au juge Campion, de Morlaix, qui a pris en main l'instruction du procès. Il n'était pas à Brest. Deux commerçants de Rouen, Dehainaut et Legrand, l'ont rencontré dans le train du Havre. Ils l'ont reconnu sur ses photos, car il n'a pas, disent-ils, une tête qu'on oublie aisément. Par un stupéfiant hasard, Dehainaut se retrouve avec lui, quelques heures plus tard, chez un marchand de machines à écrire du Havre, Chenouard, où Seznec achète une machine à écrire Royal N° 10 d'occasion. Chenouard et son employée, une gracieuse jeune fille de seize ans, Mlle Héranval, n'hésitent pas à retrouver dans les photos de Seznec les traits de leur étrange client du 13 juin. Pour se rendre au Havre, Seznec a pris le train à Plouaret. Non loin de la petite ville bretonne, il a confié sa voiture à des paysans, les Jacob, chez qui il vient la reprendre deux jours plus tard. "Il portait à ce moment sur l'épaule, dit la femme Jacob, un objet enveloppé dans une toile cirée, qui paraissait très lourd."
- Jamais je ne suis allé au Havre, riposte Seznec.
Au début de juillet, une perquisition à la scierie de Traorn-ar-Velin fait découvrir, dans la chambre d'un domestique, sous le manteau d'une cheminée, une machine à écrire Royal N° 10.
- Je ne sais comment cette machine est venue chez moi, dit Seznec. C'est la police qui l'y a apportée.
Enfin, le 20 juin, au Havre, un employé de chemin de fer, Deknuydt, le rencontre à la gare du Havre. Le même jour, une dame Camargue, qui connaît Seznec, le voit rentrant à Morlaix, dans le rapide Paris-Brest.
Il faut avouer que Seznec n'a pas eu de chance. Il ne peut risquer un pas, traverser une ville, prendre un train, sans être immédiatement rencontré et repéré. Mais, à travers ces allées et venues, ces déplacements suspects qu'il ne cesse, pour sa part, de nier, on découvre les pauvres moteurs qui font agir l'imprudent. Mais quoi ! L'énigmatique Charly n'a pu être retrouvé, malgré d'obstinées recherches. Quémeneur ? Nul être au monde ne l'a revu après la nuit du 25 mai. Qui donc était au bureau de poste du boulevard Malesherbes le 2 juin ? Qui a expédié la dépêche du Havre du 13 juin ? Qui a déposé la valise du mort à la gare du Havre, le 20 juin ? L'expliquent les partisans de l'innocence à tout prix.
Pendant deux mois, l'envoyé spécial de Barbarot a suivi Vidal et ses inspecteurs au cours de leur difficile enquête. Voyages à Brest, à Morlaix, au Havre, longs périples d'où chaque fois surgissait un bout de vérité péniblement acquise. Dans une ville que les passions divisaient, il a campé sur la berge du Poanben, où tombaient en cadence les coups de battoir aux mains des robustes lavandières bretonnes, en face de la petite maison de justice, dans laquelle un magistrat timoré, sensible aux moindres sursauts de l'opinion publique, poursuivait l'instruction d'un procès désormais sans mystère. Un à un, il a vu les acteurs du drame : l'épouse courageuse défendant l'honneur de son mari comme une bête aux abois la vie de ses petits, la fidèle servante, jalouse des secrets d'une famille, les parents du mort, âpres à la vengeance, tandis que montait des profondeurs de la cité la voix sourde des coteries religieuses qui ne pouvaient accepter de voir un assassin dans l'homme qui donnera sa fille au Carmel et ses deux garçons au séminaire. Farce et tragédie se côtoient sous les arbres du mail, où le beau-frère de l'accusé, un gros homme au crâne ras, vêtu d'une antique jaquette, journaliste local et correspondant du Temps, vend aux reporters parisiens la photo "en mariés bretons" de Seznec et de sa soeur. Tant de souvenirs ne s'effacent pas si tôt.
Un jour au tintamarre que font, guidés par des intérêts qu'ils ne soupçonnent pas toujours, les apôtres de la grâce et de la révision, ébranlé dans ma conviction bien assise jusque là, j'ai dit à Vidal :
- Là, voyons, entre nous, à coeur ouvert, êtes-vous convaincu, au plus profond de votre conscience, de la culpabilité de Seznec ?
Il m'a regardé. Son visage d'ordinaire riant, s'est fait grave, et il m'a répondu :
- Vous me connaissez. Croyez-vous que je pourrais dormir avec la pensée que j'ai fait envoyer un innocent au bagne ?
Alain Laubreaux
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Pourquoi avoir retranscrit un article d'Alain Laubreaux ?
1/ Parce qu'il a assisté à l'enquête de Vidal à Houdan et à Dreux.
2/ Parce qu'il a vu et entendu de près Seznec.
3/ Parce que son article est important, à un moment où, le juge Hervé enclenche ses foldingueries publiques.
4/ Parce qu'il est le seul journaliste à avoir parlé à Achille Vidal directement.
Je suis stupéfaite de la clarté d'esprit de ce journaliste.
Et, c'est donc tout à fait normal que je pense à vous faire partager ses écrits.
Liliane Langellier
Laubreaux à Houdan
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